VIE ET MORT D'UN CHÂTEAU
par Edouard ABELÉ
(° 06/01/1921 - + 07/06/2015)
C'était un grand bâtiment rectangulaire élevé d'un étage avec dix ouvertures en façade. Le toit qui était à forte pente, allait en s'évasant vers sa base, grâce à des "coyaux" qui débordaient légèrement sur la façade pour évacuer les eaux. La ligne de faîtage était en plomb ornée de deux épis et la couverture de tuiles plates. De ce toit émergeaient sur les flancs de solides cheminées de pierre qui s'élevaient jusqu'au niveau du faîte et deux lucarnes qui éclairaient le grenier. Deux ailes, plus basses, mais de même largeur, flanquaient heureusement le corps principal du logis.
L'ensemble était plaisant. Il est difficile de le dater. Il semble avoir été construit au XVIII ème siècle. Il était d'une époque où l'on savait bâtir et où l'on avait le sens des proportions et de l'harmonie des formes. On accédait à la maison par un escalier de pierre, garnit de deux rampes en fer forgé, un grand corridor desservait toutes les pièces. A gauche, on trouvait la salle à manger, belle pièce carrelée, plafonnée et lambrissée à hauteur d'appui et tous les murs étaient tendus de toiles peintes. Un escalier de bois, garnit d'une rampe de fer, conduisait au premier étage où se trouvaient une grande salle de billard et cinq chambres. Au second étage, un grenier couvrait le bâtiment principal. Des caves, avec plusieurs caveaux, s'étendaient sous la maison et le jardin. Sous l'aile nord, un pressoir étiquet était installé avec tous ses accessoires.
Quatre propriétaires s'étaient succédé à Ludes en une trentaine d'années. Le 23 août 1844, Joseph Alexandre LOUBAT, demeurant à Versailles, qui avait acheté la maison et ses dépendances 7 années auparavant (17.02.1837) pour 20.000 F, le vendit à François Joseph Charles ABELE pour la somme de 35.000 F. Le nouveau propriétaire, qui allait en 35 ans transformer tout le domaine, était fils d'un conseiller à la cour de cassation. Il vint très jeune à Reims, chez son oncle Antoine de MULLER-RUINART, pour s'initier à la fabrication et au commerce des vins de Champagne.
François ABELE était à bonne école, son oncle était propriétaire d'une des plus anciennes maisons de Champagne. L'élève ne tarda pas à égaler le maître et le 31 octobre 1839, Antoine de MULLER-RUINART prenait son neveu pour associé. Cette collaboration féconde ne dura que quelques années, car François ABELE rêvait de voler de ses propres ailes. Le 14 septembre 1841, il épousait sa cousine Lucie de MULLER et fondait, quelques mois plus tard (en 1842), la maison ABELE de MULLER.
Les bâtiments qu'il possédait à Epernay étaient insuffisants. Il chercha aux environs de Reims une propriété où il pourrait créer des caves. C'est alors qu'il s'offrit la maison de Monsieur LOUBAT à Ludes. Sise en pleine Montagne de Reims, cette vaste propriété se prêtait admirablement à ce genre d'industrie. Par ailleurs, les liens de famille rattachaient François ABELE à Ludes où résidait encore sa cousine Alexandrine Angélique COQUEBERT de MONTFORT, veuve de François MAILLEFER, écuyer, dont le père, Antoine Louis COQUEBERT de MONTFORT, Chevalier, Capitaine au régiment de Bresse, seigneur du Grand Montfort, qui devint maire de Ludes sous la révolution, fut le dernier seigneur de Ludes.
François ABELE transporta de suite dans sa nouvelle propriété, une grande partie de son activité commerciale. Une lettre du 10 mars 1854 nous apprend que depuis un an, il a déjà fait creuser des caves pour 300.000 bouteilles et qu'il y concentre toutes les opérations de vins en bouteilles. Parallèlement, il construit des bâtiments commerciaux et transforme la maison. Il installe une chapelle que le Cardinal GOUSSET, archevêque de Reims, reconnait le 16 novembre 1860 et dans laquelle la messe peut être célébrée chaque jour de l'année. Après un quart de siècle de travail continu, six kilomètres de caves en 4 étages s'étendent sous la propriété et de grands bâtiments commerciaux bordent la route de Mailly, derrière la maison d'habitation.
Ayant réalisé ainsi à Ludes la concentration de ses installations commerciales et industrielles, François ABELE vendit en 1872 au Champagne MERCIER, les caves et bâtiments qu'il possédait à Epernay, ainsi que le château de PEKIN où il résidait une partie de l'année.
C'est alors qu'il aborda la dernière tranche des grands travaux qu'il avait entrepris. Il fait démolir sa maison d'habitation et construit, sous la direction de l'architecte LECLERC, un grand bâtiment dans le style simili-renaissance, si fort en vogue à l'époque, et qui fut pendant huit décades, un des ornements de la cité. La construction paraît en avoir été rapide. En 1874, tout le gros œuvre était terminé et l'année suivante, François ABELE s'y installait avec sa famille. La chapelle, qu'il avait fait construire dans un style roman moderne à proximité du château, fut solennellement consacrée par l'archevêque de Reims la même année. La nouvelle construction fut faite, semble-t-il, exactement à la place de l'ancienne et munie comme elle d'un sous-sol, pour rattraper la différence de niveau qu'il y avait entre les deux façades.
Un acte notarié du 28 février 1880 (étude Maudon Denis) donne de la propriété la description suivante : habitation principale, élevée sur caves et sous-sol, d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage, d'un second mansardé avec grenier au-dessus, surmonté de clochetons et tourelles.
Le rez-de-chaussée comprend un vaste vestibule à gauche duquel on trouve : un petit salon bureau, le grand escalier d'honneur, et un couloir conduisant à une chambre à coucher avec cabinet de toilette éclairé sur la cour d'honneur. Enfin un petit et un grand salon ayant vu sur le parc. A droite, un vestiaire et un petit salon éclairés sur la cour d'honneur ensuite la salle à manger et le billard éclairés sur le parc. Le 1er étage comprend diverses chambres à coucher, chambre de maître et d'amis, bibliothèque.
On accède au château par un perron régnant sur la route, façade donnant sur la cour d'honneur, qui a son entrée sur la grande rue du Marc, par une porte en fer forgé.
A gauche de la porte d'entrée, loge du concierge et dépendances éclairées sur la cour d'honneur, à droite de cette cour, un passage conduisait à la cour des communs, lesquels se trouvent sur le prolongement du château et comprennent écuries, celliers, remises et bûcher. Dans cette cour, une porte charretière, donnant un passage aboutissant sur la grande rue du Marc. Entre la cour et la cour des communs, des bâtiments en ailes du château comprenait infirmerie et grandes remises, lingerie, repasserie, chambre de domestiques, étendages et greniers.
Derrière les bâtiments ci-dessus, et au levant, la chapelle et sacristie à la suite, autre petites dépendances à l'usage d'habitation. Parc anglais, avec rochers et cascades, au nord orangerie et serres au levant, porte de sortie sur le sentier des chifflettes.
On pourrait penser qu'enfin installé dans sa nouvelle demeure, François ABELE allait couler des jours paisibles et heureux, au milieu de ses enfants, mais l'homme propose et Dieu dispose ... Moins d'un an après son installation (16 juillet 1876), ce grand bâtisseur était enlevé d'une crise cardiaque.
Les enfants de François ABELE continuèrent pendant trois ans le négoce de leur père à Ludes puis se résolurent à le transporter à Reims le 28 février 1880. La propriété fut vendue à Louis Auguste Florence LULING, propriétaire à Reims pour 185.000 F.
Les années passèrent, les propriétaires se succédèrent. Il y eut deux guerres, l'absence de réparations, successivement tourelles et clochetons disparurent, les impôts important afférents à de semblables demeures, ont entrainé la démolition de ce château en 1955.
Boiseries et cheminées ont fait fortunes des antiquaires avant que la pioche des démolisseurs n'accomplisse son œuvre. De la chapelle, presque tout fut sauvé. L'autel (avec des consoles de pierres et carrelage, marbre) fut transporté à l'église de Francheville s/Moivre, où il remplaça un autel en bois consacré à St Gérault. C'est sous ce vocable que Monseigneur PIERRARD, évêque de Châlons vint le bénir le 6 juin 1955.
Le
clocheton fut déposé soigneusement et devait servir à édifier sur le terroir de Ludes, un oratoire à Notre Dames des Vignes. La plupart des vitraux furent déposés et restaurés par J. SIMON, et
sont dans les caves de la maison Canard-Duchêne. Quelques pierres sculptées sont dans l'église de Ludes, pour rappeler le souvenir de la chapelle du château qui servit pendant de longues années
d'église paroissiale après les destructions de 1914.
Triste destin que celui du château de Ludes qui l'année suivant sa construction voit mourir son bâtisseur, quatre ans après, vendu par les enfants de ce dernier à une famille qui ne l'habitera jamais ; subit deux guerres avec toutes leurs séquelles et enfin fut démoli en 1955.
1875-1955 : 80 ans de vie d'homme, c'est peu pour un château.
Ci-dessous, les vitraux de la chapelle du château. St Joseph sur fond bleu est
au musée d'Epernay. Les sept vitraux suivants servent de décor
dans les galeries des caves Canard-Duchêne, ainsi que les socles des
statues de la chapelle.