(article intitulé "Trois tableaux de l'église de Ludes" paru dans les mémoires de la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne et rédigé par Jean FUSIER, membre associé)
Au XVII° siècle a été installé dans le chœur de l'église Saint Jean-Baptiste un nouveau maître-autel pourvu d'un grand retable en pierre. Celui-ci, prolongé par des volets qui habillent le bas des piles et des murs latéraux, clôt complètement l'abside. Au centre prend place un tableau (aujourd'hui déposé) flanqué de deux paires de colonnettes de pierre noire. Au-dessus, trois grandes statues dominent l'entablement : à gauche, un Saint Jean-Baptiste, à droite, un Moine (peut-être une représentation de saint Basle dont l'abbaye voisine possédait les reliques) et au milieu, se détachant d'une niche ajourée, une Vierge à l'Enfant. Au revers de l'autel, on remarque, en partie basse, des pierres où sont sculptés des fleurs de lys et des arcs en accolade, remploi d'un ancien décor d'autel du début du XVI° siècle.
Ce retable s'inspire pour sa forme de certains grands retables parisiens du XVII° siècle. On peut ici penser à celui réalisé en 1647 pour l'église des Mathurins de Paris. A part le déplacement du tableau, d'autres modifications peuvent être signalées : le maître-autel actuel, en marbre, a remplacé en 1787 celui du XVII° siècle. Le tabernacle, avec son exposition, a été offert à l'église par l'abbé Alphonse Verzaux, curé de 1850 à 1869. Les deux volets du retable étaient pourvus au-devant d'une console qui n'existe plus aujourd'hui. Les petits tableaux représentant saint Vincent et sainte Agathe ont été placés au XIX° siècle. On peut regretter le déplacement du tableau qui détruit l'équilibre entre pierre et peinture. L'ouverture du fond de la niche et du médaillon placé sous la Vierge, créait un bel effet, beaucoup moins sensible aujourd'hui avec la béance du grand cadre.
L'association pierre blanche et pierre noire est courante dans le nord de la région. Elle est utilisée dans les retables de nombreuses églises des Ardennes.
Le tableau du retable
La toile (193 x 132 cm) représente le baptême du Christ (elle est accrochée à droite de l'autel du Sacré Cœur). Il devient en effet assez habituel à la fin du XVII° et au XVIII° siècle de consacrer le tableau du maître-autel d'une église paroissiale à son saint patron. Antérieurement, l'usage préférait insister sur le rôle sacramentel de l'autel et présenter face au prêtre célébrant l'Eucharistie, les scènes de la Passion du Christ ou plus simplement la Crucifixion avec, de part et d'autre, les apôtres ou des saint. On le voit bien dans les retables du XVI° siècle encore conservés dans le Marne (à Magneux, Soudron, Bussy-Lettrée, Montbré, par exemple). Le saint patron n'était d'ailleurs pas ignoré et apparaissait souvent sous forme d'une statue posée sur le retable (ainsi à Magneux, où le Saint Jean-Baptiste est, comme à Ludes, accompagné d'une Vierge à l'Enfant). Le choix du Baptême du Christ à Ludes avait l'avantage d'unir les deux modèles iconographiques en proposant l'image du saint patron mais aussi celle du Christ, placée juste au-dessus du tabernacle en bois doré, Arche de la Présence Réelle.
La composition du tableau réduit le nombre des personnages et supprime les détails anecdotiques, simplification habituelle dans la peinture classique et imposée ici par le format. La scène montre le Christ debout entre saint Jean et le groupe des trois anges légèrement en retrait ; au-dessus, la colombe du Saint-Esprit et Dieu le Père dans une nuée d'angelots. Cette dernière représentation, fréquente dans la peinture des XV° et XVI° siècles, ne correspond pas tout à fait au récit des Evangiles où Dieu le Père ne se manifeste que par ses paroles. Si elle continue d'être appréciée au XVII° siècle, malgré le souci d'une plus grande fidélité à l'Ecriture, c'est qu'elle permet de superposer nettement à la scène du baptême, la grande figure de la Trinité.
Les deux personnages du premier plan sont présentés avec simplicité
et noblesse. Les corps sont volontairement rapprochés du spectateur jusqu'à presque supprimer l'eau du Jourdain ; les gestes sont mesurés, une lumière douce modèle les volumes. Les couleurs donnent un bel accord : le rouge et le bleu (symboles de charité et de pureté) des pans d'étoffe (suffisamment grands ici pour cacher en partie le corps du Christ), la touche jaune sur la tunique d'un des anges. Malheureusement, la récente restauration a révélé une couche picturale très usée, particulièrement dans les visages où les détails avaient en partie disparu (peut-être à cause de nettoyages anciens trop agressifs).
Suivant une tradition plus visible dans la peinture flamande, le peintre a représenté saint Jean agenouillé. Il a aussi choisi le motif de la petite balustrade de bois utilisé habituellement dans la scène de la prédication (on la voit dans le retable sculpté du XVI° siècle de l'église de Pévy ou sur un vitrail de Saint-Alpin à Châlons-en-Champagne). Peut-être faut-il y voir la volonté de rappeler cet épisode antérieur et de montrer ainsi le prédicateur délaissant sa tribune pour s'incliner, devant celui dont il annonçait avec éclat la venue. En s'agenouillant, il salue aussi celui qui inaugure, par le baptême dans l'Esprit, la Nouvelle Alliance. Le geste que fait le Christ, le bras droit replié sur la poitrine, main ouverte (geste que l'on voit souvent dans la Vierge de l'Annonciation), signifie la soumission, l'acceptation ; acceptation du baptême mais aussi de la Passion. Le bâton de saint Jean-Baptiste en forme de croix est là pour l'indiquer. Ainsi, à la majesté de l'événement s'ajoute une méditation (souvent présente chez les théologiens du XVII° siècle) sur l'humilité. Ces idées ont bien pu occuper l'esprit du commanditaire. Et s'il est peut-être imprudent de trop prêter à ses pensées, au moins pouvons-nous connaître son nom et la date de l'installation du retable.
Dans le procès-verbal de la visite épiscopale du jeudi 14 octobre 1683 de l'église de Ludes on lit : "Le St Sacrement est dans un tabernacle doré conservé dans un ciboire d'argent avec une boiste. Les Stes huiles sont dans des vaisseaux d'argent séparés dans une armoire de la sacristie. Les fonds sont en bon estat au bas de la nef au costé gauche. Le grand autel est fort beau des libéralités de Madame de Ludes, de M. Limon, ancien curé du lieu et doyen de Vesle ; il est fourni d'une pierre entière et fermé d’un balustre". La date 1679 (le chiffre 7 mal lisible est le plus vraisemblable) est visible en bas de la toile, à gauche, et doit correspondre à la mise en place de l'ensemble.
A cette époque, le curé de la paroisse est Thibaut Limon. En 1680, il résignera la cure en faveur de son neveu Thomas, né et formé à Paris, ordonné prêtre le 6 avril 1680. Celui-ci, en 1683, est âgé de 28 ans et la visite révèle qu'il possède de nombreux livres et sait bien instruite les enfants. Son oncle (auquel il verse une pension de 150 livres), devenu chanoine de Saint-Balsamie, s'est alors retiré à Reims. La commande du retable coïncide, sans doute intentionnellement, avec la fin de son activité pastorale et prouve l'attachement qu'il avait pour sa paroisse. C'est d'ailleurs devant le maître-autel de l'église de Ludes et non dans la collégiale qu'il sera enterré le 21 août 1692. Il était mort la veille à l'âge de 70 ans et, trois ans auparavant (le 22 février 1689), il avait assisté dans l'église à l'inhumation de son neveu. Il faut sans doute voir en lui un bel exemple de ces curés de village de la deuxième moitié du XVII° siècle, instruits et soucieux de bien gouverner leur paroisse, utilisant, conformément aux règles du concile de Trente, les œuvres d'art pour l'explication des grands dogmes de la foi catholique.
L'autre commanditaire, Mme de Ludes, s'appelle Françoise Cauchon ; c'est aussi une personne âgée ; elle est née en 1608, fille de Regnault Cauchon, seigneur de Verzenay et d'Avize, et s'est mariée le 4 février 1625 avec Nicolas Fillette, seigneur de Ludes ; tous deux appartiennent à d'importantes familles rémoises. Nicolas mourra le 20 avril 1675 à 82 ans ; sa femme sera inhumée dans l'église le 23 août 1686. Ses armoiries peintes à l'intérieur, sur le mur ouest, vestige d'une litre funéraire, rappellent cette cérémonie. Elle avait aussi offert à la paroisse un ornement noir complet avec le drap des morts qui lui avait coûté la somme (importante) de 1800 livres.
Lors de la récente restauration du tableau (effectuée en 1996 par M. Vibert dans "l'Atelier de la Renaissance" à Reims) est apparue, à côté de la date, la lettre H. On peut supposer qu'elle désigne Jean Hellart, peintre rémois (1618-1685). Certains détails rappellent en effet le Baptême de Clovis du Musée de Reims, en particulier la tête et le torse du Christ. Le profil de l'ange, à gauche du Christ, est proche de celui de la Vierge dans La Vierge inspirant saint Ignace du Collège des Jésuites. Le visage rond de l'ange tournant la tête vers le haut est bien dans la manière d'Hellart. Il existe aussi un Christ ressuscité apparaissant à Marie-Madeleine daté et signé "1679 HELLART". Le format est comparable à celui de la toile de Ludes ainsi que le traitement un peu sommaire du paysage. On y remarque un type de composition serrée qui semble assez habituel au peintre. La façon de traiter la balustrade en bois, avec ce souci du détail concret, peut aussi faire penser au petit feu de bois grillant des poissons, placé au premier plan de La Pêche miraculeuse, œuvre récemment restaurée et très proche des œuvres d'Hellart. Toutefois, Jean Hellart travaillait en collaboration avec sa fille Marie et son fils Claude et il est difficile de distinguer dans les très rares tableaux signés ce qui revient à chaque exécutant.
Beaucoup d'objets de l'église de Ludes furent vendus au cours de la Révolution. Les 18 et 19 mai 1794, la commune, plus ou moins obligée, met en vente publique les ornements, quatre tableaux (dont celui de l'autel sud représentant saint Nicolas), plusieurs statues de bois, les deux confessionnaux (dont un à usage de guérite), l'orgue. L'église doit être considérée comme un temple de la raison et débarrassée du mobilier "fanatique". Le tabernacle en marbre (placé en 1787) disparaît, avec une statue en bois doré, le 18 juin. La toile du retable semble avoir échappée à la vente, à moins que son acquéreur l'ait ensuite restituée. Il semble bien que la plupart des objets ont été achetés par des habitants du village.
Souvenir d'une abbesse
Au XIX° siècle, un nouveau tableau, La Guérison du vieux Tobie par son fils (123 x 195 cm) est donné par Simon Leroy, riche rémois possédant une grande maison et des terres à Ludes. Il s'agit sans doute du fils du premier sous-préfet de Reims ; il sera député au début de la Monarchie de Juillet. L'œuvre porte une date sur l'appui de la fenêtre : 1726 et montre sur le tympan au fond du tableau, un médaillon aux armes (présentées sans les couleurs) de la famille De Roye de la Rochefoucault-Roucy (De gueules à la bande d'argent pour la famille de Roye, burelé d'argent et d'azur à trois chevrons de gueules brochant sur le tout, le premier écimé pour celle de La Rochefoucault, et d'azur au lion d'or pour celle de Roucy). C'est très vraisemblablement une toile provenant de l'abbaye bénédictine Saint-Pierre-les-Dames de Reims dont Isabelle de Roye est abbesse du 10 août 1711 au 25 avril 1744, date où elle meurt âgée de 72 ans. Elle est née dans une famille protestante ; son père Frédéric Charles, comte de Roye, lieutenant général des armées du roi, s'est marié en 1656 à Isabelle de Durfort (une cousine), fille du marquis de Duras et d'Elisabeth de la Tour (sœur de Turenne).
Il quitte la France en 1683 pour prendre le commandement en chef des troupes du roi de Danemark puis passe en Angleterre et meurt à Bath, en 1690. Trois de ses enfants sont aussi installés en Angleterre. En 1686, après la révocation de l'Edit de Nantes, sa femme est autorisée à s'exiler pour le rejoindre au Danemark. Mais Louis XIV exige que ses cinq enfants âgés de moins de 16 ans restent en France et soient éduqués dans la religion catholique. Les trois filles sont placées, par les soins de leur oncle, le duc de Lorges, maréchal de France (protestant devenu catholique en 1669) et de leur tante Mademoiselle de Duras, tous deux frère et sœur de leur mère, à l'abbaye Notre-Dame de Soissons. Mademoiselle de Duras avait abjuré le 22 mars 1678. Elle avait organisé le 1er mars précédent, chez sa sœur, une confrontation entre Bossuet et le pasteur Claude. Événement sans doute plus mondain que théologique, mais auquel avait assisté la future abbesse (elle n'avait alors que 6 ou 7 ans et la séance avait durée 5 heures!) qui s'en souvenait (c'est du moins ce que rapporte le chanoine qui prononce son oraison funèbre) encore à la fin de sa vie. Sa vocation, favorisée par l'abbesse Gabrielle de La Rochefoucault, naît sans doute à l'abbaye de Soissons. Elle y dirige le noviciat puis devint sous-prieure avant d'être nommée à Reims. De ses deux sœurs, l'une Éléonore-Christine, épouse en 1697 Jérôme Phélypeaux, dont le père est contrôleur général des finances et secrétaire d'état, l'autre, Marie, sera abbesse du Paraclet, au diocèse de Troyes.
Pourquoi a-t-elle fait peindre ce tableau, alors qu'à sa mort on s'accorde pour vanter sa grande simplicité et son absence de goût pour les dépenses inutiles ? Faut-il songer à une maladie des yeux ? En l'absence d'indication précise, on peut penser que le vieux Tobie est évoqué ici comme figure exemplaire de soumission et de confiance en Dieu, malgré l'isolement et la cécité. La toile représente le moment de grâce de la guérison. Les religieuses de Saint-Pierre-les-Dames font d'ailleurs référence à Tobie dans un texte imprimé en 1776 à la mort de la prieure Angélique Formé de Framicourt. D'autre part la charité dont a toujours fait preuve Isabelle de Roye est une des vertus exaltées par le livre de Tobie dont la Règle de saint Benoît cite d'ailleurs certains passages.
Le tableau a été peint d'après une gravure de Gaspart Duchange reproduisant l'œuvre qu'Antoine Coypel avait peinte à la toute fin du XVII° siècle, vraisemblablement pour le duc de Chartres. L'ensemble du mobilier de l'abbaye a été vendu à Reims en septembre et octobre 1792 et la majorité des tableaux achetée par un revendeur rémois : Michel Liénard.
De la gravure au tableau
L'église de Ludes possède une autre œuvre réalisée d'après une gravure. C'est un Repos pendant la fuite en Egypte (145 x 85 cm), œuvre exécutée probablement dans la deuxième moitié du XVII° siècle (ou un peu plus tard) et copiant, d'après une gravure de Pierre Brébiette, une toile du peintre Véronèse, La Sainte Famille servie par les anges. Le copiste a toutefois pris certaines libertés avec l'œuvre originale. Le format en hauteur ne lui permettait pas de conserver le personnage de saint Joseph, placé à l'extrémité gauche dans la gravure. La position de dos du personnage ne devait d'ailleurs pas paraître tout à fait acceptable. Il a donc transformé l'ange situé derrière la Vierge en saint Joseph, donnant ainsi à l'œuvre une composition plus classique (la position de saint Joseph debout derrière la Vierge est en effet habituelle dans la Sainte Famille). L'âne et les détails du repas champêtre (la gourde, le pain et le couteau), jugés alors trop communs pour une œuvre devant inviter à la prière, ont été supprimés. L'enquête paroissiale de 1774 indique la présence dans l'église d'un autel dédié à l'Enfant Jésus. Il était situé à l'entrée du chœur. Il est possible que ce tableau en ait été le décor. La restauration a fait apparaître une modification de la partie supérieure de la toile : le demi-cercle était à l'origine un peu plus étroit que le reste du tableau, ce qui correspond assez bien à la forme habituelle d'une toile de retable.
L'étude des tableaux des églises rurales de la Marne n'est pas sans présenter quelques difficultés. Les œuvres, en effet, sont très rarement datées et signées, les sources d'archives peu abondantes. Les modifications des aménagements (à la Révolution et aussi au cours du XIX° siècle) ont détruit et déplacé de nombreuses toiles. Il existe ainsi à Ludes un beau Christ en croix, sans doute peint à la fin du XVII° siècle, et dont la provenance reste inexpliquée. Le rôle des copies est aussi très important et relève d'un sentiment des images qui n'est plus tout à fait le nôtre. Pourtant il faut espérer que d'autres recherches permettront d'éclairer cet aspect encore trop mal connu de la création artistique dans notre région.